Recherchez (dans les rues de la ville)

Thursday, November 28, 2019

Magie-Rosée


Marie-Josée était une bonne amie de Maève avec qui elle jouait de la musique. On l’appelait habituellement Emjay, pour ses initiales, mais je l’appelais Magie-Rosée, probablement parce qu’elle vivait ses émotions à fleur de peau, justement. Était-ce l’apanage d’une grande artiste d’être dotée d’une sensibilité aussi exacerbée? J’en étais essoufflé de l’observer vivre des affects aussi impétueux! Peut-être était-ce pour l’aider à vivre ses tempêtes qu’elle appréciait tant le metal. Malgré tout, de temps à autre, elle acceptait de coucher des mélodies de guitare sur les projets iconoclastes de Maève.

Si certaines âmes se manifestaient sous la forme d’une substance éthérée à peine contenue derrière des yeux fragiles, l’âme de Magie-Rosée recouvrait plutôt les os, les viscères et les humeurs : elle s’avérait la fibre du dehors. Magie n’était certes pas le Verbe fait chair, mais on pouvait la décrire comme « l’épiderme fait cri ». Son regard grave témoignait de la responsabilité d’une telle charge, mais je ne pouvais que présumer de la puissance du cataclysme qui habitait tout son corps. De quelle nature se voulait l’esquif qui parcourait tant bien que mal les flots tumultueux de ses tripes? Qu’est-ce qui pouvait bien calmer la tempête? Jouer les notes d’un pincement de doigts? Plonger la plume dans l’encrier à la recherche d’autres modes d’existence?

Peut-être ne voulait-elle pas être apaisée. Peut-être recherchait-elle une stimulation spirituelle constante. Cela pourrait-il expliquer sa fascination pour le black metal? J’écoutais Old Man’s Child, son groupe favori, et à chaque fois me revenait le même questionnement. J’avais toujours perçu les formes actuelles du metal comme un manifeste plus que comme un travail d’esthète. C’était ce qui rendait la musique du groupe Sleepytime Gorilla Museum si intéressante. J’y voyais presque une certaine beauté : voilà tout un progrès! Mais je devais m’incliner devant la sagacité mélomane de Magie-Rosée : elle y pigeait quelque secret qui continuait de m’échapper.

Elle qui marque le rythme de la terre d’une vibration de six cordes, elle est Magie comme la vie, et Rosée comme le crépuscule. Pour l’enfant que je suis, apeuré de faire le moindre pas, c’est un bonheur par procuration de la voir gravir les montagnes de grandes enjambées. J’ignore pourquoi, mais près de dix ans après que nos chemins se soient séparés, elle surgit sans prévenir de ma mémoire, et j’en découvre quelques souvenirs heureux. Pourquoi le vent d’hiver me rappelle-t-il un visage lointain, en dessin qui se forme sur l’esprit, sous l’éclat bienveillant des lampadaires? La mélancolie du soir s’attarde à me transmettre un message dont le sens m’échappe pourtant. Quel secret détient-elle, Magie-Rosée? Quelle flamme attise-t-elle au fin fond de mes tripes?

« Peut-être t’ennuies-tu de son lézard? » me demanda un jour Maève, à qui je me confiais souvent.

« Ça doit être ça! » répondis-je en riant. Le spleen se camoufla derrière l’écran du rire, mais la présence de Magie-Rosée ne s’estomperait pas aussi facilement…

Saturday, October 26, 2019

Une chanson pour toi


« J’ai envie d’écrire une chanson pour toi. »

« Pourquoi? »

« Parce que tu m’émeus. »

« Mais j’ai rien fait! »

« T’as tellement souffert… t’as vécu des choses que personne devrait vivre. Pourtant ta voix est forte. Intemporelle. J’ai l’impression de revivre, dans le bon sens du terme. Et pour ça, j’suis reconnaissant. J’me suis cru si mature, pendant si longtemps. Mais j’étais juste lucide. Y me manquait quelque chose pour être sage. J’ai souffert aussi, bien sûr, mais mes lacunes étaient une forme d’aveuglement. La peur des autres, peut-être… La peur d’être aimé est probablement aussi effroyable que la peur d’être rejeté…
                « C’est l’assurance dans ta voix, la sérénité, qui affiche le courage, l’histoire de ton courage. J’en suis envieux, mais en même temps, j’ai beaucoup d’admiration pour toi. Moi, j’ai plutôt des regrets… Lucide, mais aveugle, ça résume ma vie, quoique j’ai peut-être finalement les yeux ouverts aujourd’hui. J’ai jamais été précoce, j’suis toujours arrivé en retard… Sur tout. Et récemment, j’ai commencé à sentir la mort, à l’horizon. Et j’ai pas l’impression qu’elle va arriver en retard, elle… La peur est tellement forte que je lui ai trouvé mille visages pour me terrifier. Mais c’est le visage des vivants qui abjure  le mal, au-delà de cette peur paradoxale de l’autre. J’ai tellement vécu d’histoires avec des gens qui le savent même pas! Tant m’ont sauvé la vie sans le savoir! Et depuis que la tempête s’est apaisée, sans que l’accalmie fût en cause, j’ai compris la valeur d’un regard.
                « Voilà pourquoi j’ai envie d’écrire pour toi. »

Monday, September 16, 2019

Le Rêve comme agent de validation de ses affects


Je n’ai jamais hésité à affirmer, du plus objectif que je pouvais l’être, que mes échecs amoureux s’avéraient entièrement ma faute. Ils impliquent à chaque fois la mise en œuvre d’une culture bien personnelle de la retenue. J’ai été une cible facile, dans mon enfance, pour les intimidateurs en herbe, mais je ne crois pas que ces malfrats bien innocents furent la cause de cette propension à l’auto-sabotage de mes amours et amourettes. Non, je crois que tout découlait de mon inconfort dans mon propre corps. Toute tentative de médiation entre mon univers intérieur et mon environnement immédiat, que ce soit une simple culbute ou un dessin minutieux, prenait la forme d’un combat. Rarement je gagnais contre moi-même, et la confiance envers mon êtreté sociale était presque nulle.

Ainsi, au secondaire, alors que mes camarades de classe vivaient leur premier amour, je ne faisais que regarder les filles, et m’imaginer ce qui aurait pu être dans un univers parallèle où j’aurais fait preuve de plus d’assurance. J’eus quelques expériences, au fil du temps, parfois bénéfiques, parfois nuisibles, et presque à chaque fois, un jugement défaillant de ma part menait la relation à terme. Le plus souvent cependant, ce handicap faisait en sorte que la relation ne débutait jamais. Et avant même d’avoir connu la chanson de Brel, je rencontrai Madeleine. Loin d’être un coup de foudre, je trouvai plutôt son apparence étrange, ses traits juvéniles, et sa gêne plutôt  déconcertante. Je fis la sourde oreille à quelques tentatives de sa part vers un rapprochement – quel sot je fus! Sans Jean C. je ne serais probablement jamais venu à la conclusion logique la plus fatale de toute mon histoire : j’aimais Madeleine. Je lui courrais littéralement après, un soir, lorsque j’entendis dire mon aîné : « il a autre chose à faire que de rester avec nous, » parlant de sa femme et de quelques collègues. Quant à moi, je réalisai tout bonnement après quoi je courrais vraiment.

Mais le doute abjurant toute action de ma part, je dus me rendre à l’évidence, la belle ne m’attendrait pas éternellement. En fait, je n’osai jamais demander si un jour elle m’attendit. Je devins le fantôme de Gauvreau sans, contrairement à lui, avoir consommé la beauté baroque. Quel aurait été le goût du bonheur? La perfection d’un doux-amer digne d’un prodige de la plus céleste des génétiques? Se trouvait-il une quelconque vertu en l’attente? Mais devant les assauts répétés de la folie, de l’abîme illusoire de la toute-puissance, et du mal ordinaire qu’on fait par ignorance, Madeleine devint un rempart permettant à une personnalité fragmentée de se reconstruire après vingt années de ténèbres et de pleurs. Je ne désire pas susciter la pitié du lecteur. Je dois avouer la présence, pendant toutes ces années, des lumières de l’espoir qui pointèrent souvent et me gardèrent en vie : l’amitié d’une poignée, la dévotion de quelques autres, l’influence de certains, et bien sûr, Madeleine elle-même. Elle ne pouvait sombrer dans l’absence, et l’amour que j’éprouvais toujours pour elle devait connaître une certaine résolution. Je me le devais à moi-même. Je trouvai ainsi, au début d’un mois de septembre tranquille, la solution dans la brume onirique de mon propre imaginaire.

Le rêve, le matériau brut  de la conscience, peut importe qu’on la sépare ou non des contraintes matérielles du corps, est souvent chimérique et peu important. Mais il arrive qu’un rêve nous marque pour la vie. De ces songes, j’en garde le souvenir de près d’une dizaine qui a eu, sur ma vie et mon travail, une influence marquante. Le dernier en date concernait Madeleine. Les environs étaient flous, brumeux, je ne pouvais voir que l’être aimé, devant moi, le visage paisible. Elle paraissait si grande, malgré que le rêve lui conférât sa petite taille réelle. Mais l’univers onirique ramenait à l’avant-plan la grandeur d’âme au détriment de toutes considérations spatiales de la réalité, et je savais que Madeleine était plus vertueuse que moi. Peu importait quelle puissance de mon inconscient pilotait le songe, on me sommait de parler. Non… C’était plus qu’une parole, on me permettait d’abandonner le fardeau de mon cœur.

« Est-ce que je peux t’aimer? » demandais-je à Madeleine. J’entendais le geste amoureux  à sens unique, je ne parlais guère de réciprocité, et je savais, par le sourire qu’elle me donna ensuite, qu’elle comprenait. Car l’amour est un réflexe de rapprochement avant tout. C’est dans un cas de mutualité des sentiments que l’on peut alors parler de relation. Deux yeux grand ouverts m’indiquaient ainsi la compréhension de ces choses. D’une voix que je savais forte elle me répondit :

« Oui! » Le ton était enjoué, mais  ferme, prodigue d’honnêteté et de sérieux. J’aurais tant aimé poursuivre l’échange avec cette itération fantasmagorique de Madeleine, mais l’inconscience me draguait vers d’autres mondes. Ce n’était pas grave, le sentiment était bon. Et je compris plus tard que, sous les traits de la bien-aimée, je m’étais accordé l’absolution. Ce rêve répondait à un autre que j’avais fait quelques jours auparavant, qui m’avait profondément troublé. Dans ce rêve, je me trouvais  dans un appartement d’une configuration étrange, une aire ouverte, avec peu de murs, et des pièces à différents niveaux, séparées souvent par de grands draps de velours sombres. Il s’y tenait une soirée costumée, mais je ne me souviens d’aucun costume, mis à part que le mien consistait, entre autres, d’une robe noire. Je trouvai Madeleine, magnifique, mais rapidement, le rêve me rappela de manière brutale l’impossibilité de mutualité dans les sentiments que j’éprouvais pour elle. Non seulement le propos du songe me rappelait ma situation, mais l’atmosphère dans laquelle il se déroulait se voulait malsaine, violente. Car si je ne pouvais pas exulter cet amour dans l’imaginaire, j’étais bel et bien, ne serait-ce que de la raison, perdu.

Mais le rêve subséquent vint chasser une certaine culpabilité, ou plutôt me faisait assumer, après des années, que ces sentiments, dépourvus de toute réciprocité, demeuraient, dans l’imaginaire, valables. Il était donc possible  de les faire parler, de créer validement à partir d’eux. Et j’entretiens la conviction que Madeleine, la vraie, serait d’accord avec ce fil de pensée.  Souvent, la nuit, je demeure éveillé dans mon lit, fixant les ténèbres réconfortantes, et je me demande ce qu’elle devient. Je lui fais serment de continuer à vivre sans être prisonnier d’un passé peut-être idéalisé mais bien réel, ces moments où j’ai partagé le temps avec elle. Je me contenterai simplement de lui ériger des monuments, en laissant ma capacité à l’amour effleurer le visage de quiconque voudra bien m’ouvrir son cœur. Quant à Madeleine, elle demeurera blottit au fin fond de mon être, à me réchauffer dans les moments de froidure et à sourire, lorsqu’il fera beau.

Saturday, August 24, 2019

Une visite à l'église


Depuis ma guérison, je n’avais pas encore assisté à une messe. Et ce matin-là, je m’attendais à ce que ma mécréance me fasse vivre l’expérience avec un profond, bien que respectueux, détachement. Et à prime abord, en m’approchant de ces dames qui récitaient leur « Je vous salue Marie », c’est exactement ce que je ressentis. Aussi, en attendant le début de cette messe, qui serait dédié à Simonne, j’observai le décor de cette église où je n’étais jamais venu avant et c’est étrangement le matériau sonore qui se révéla à moi : la réverbération propre aux grandes églises, bien sûr, mais également ce silence que les quelques voix en prière habitaient tranquillement. Et ce silence habité se voulait apaisant, et curieusement nécessaire. Ce silence potentialisé m’apparut comme la véritable fonction sociale de l’église, loin des politiques dogmatiques du Vatican et des représentants de la religion catholique. Paradoxalement au maximalisme architectural des églises québécoises, c’est la simplicité de leur environnement sonore qui frappe. Elle confère aux motifs visuels le sens derrière les Évangiles, dissociés de ce qu’on en a fait pendant deux milles ans. L’église en tant que lieu de recueillement est nécessaire, d’abord afin de se purger du désespoir et d’exposer un moment, ne serait-ce qu’à soit même, sa propre vulnérabilité que l’on doit usuellement protéger contre l’adversité du monde dans lequel nous vivons.

Lorsque la messe vint à commencer, je me rendis compte de la douceur de la scansion du texte cérémonial, un complément parfait à ce silence potentialisé intrinsèque au temple. Une dame lut d’abord un texte de l’Ancien Testament, mais l’intérêt de ce texte est d’un autre ordre que ce que j’étais en train de découvrir à propos de l’église. Car une fois notre sanctum sanctorum révélé, la fonction du silence habitable, et de la douceur des mots du célébrant qui vient l’habiter devient claire : prodiguer le pardon, ou une dose équivalente de compassion. S’accorder à soi-même le pardon relève de l’impossible : il faut presque toujours un intercesseur. Pour certains, c’est Dieu, ou un curé, pour d’autres, c’est un être aimé, un parent, un ami. L’histoire que raconte les Évangiles, et le sacrement de l’Eucharistie, sert à inspirer, à humaniser un continuum religieux en en évacuant le côté surnaturelle, qui pendant si longtemps, et tristement encore aujourd’hui, est souvent considéré comme matériel. On me demandera alors ce qu’il faut penser de la Passion du Christ, et de la Résurrection sur lequel le récit s’achève. La réponse est bien simple : contre le néant primordial, ce non-être inconcevable intrinsèque de la mort, incontournable fatalité qu’on ne peut définir, ni imaginer, intégrer dans ses schèmes narratifs le récit d’un être qui parvient à le vaincre est l’ultime procuration, et empêche de sombrer dans un vertige nihiliste ou un effroi à rendre fou. Les gens ont tellement tendance à sous-estimer le pouvoir des histoires. Mais les personnages fictifs dépassent par leur puissance et leur influence le plus valeureux des héros vivants. Ces héros, de toute façon, deviennent eux-mêmes, la plus part du temps, des personnages fictifs de l’imaginaire collectif…

L’humilité devant son prochain, l’Autre, celui qui peut nous accueillir, nous pardonner, nous faire symboliquement renaître, est contenue dans la formule du centurion de Mathieu 8 : 8 – « Seigneur, je ne mérite pas de t’accueillir dans ma maison, mais tu n’as qu’un mot à dire et ce garçon sera délivré de son mal. » L’humilité comme valeur primordiale et fondement du tissu social amène l’un à écouter l’autre d’abord, et s’ouvrir aux similitudes idéelles qui pourraient ou non créer le rapprochement. Il s’agit de se rendre disponible et de contrer les effets d’une surestime de soi qui risque de mener vers la mégalomanie ou le narcissisme.

L’abstraction domine le monde d’aujourd’hui. Qu’on l’appelle politique, religion, loi du marché, l’Image est toute puissante pendant que la terre se meurt sous le poids d’une humanité mortifère. La salvation de l’humanité se trouve dans la micro-gestion et le triomphe de la « petite vie », ce quotidien qui dépasse, en gloire, les fortunes des décideurs assassins. La croissance économique ne se calcule ni en quantité de ressources, virtuelles ou réelles, ni en nombre d’habitants. Elle se calcule par la satisfaction d’un travail bien fait dans un contexte de service. La satisfaction de celui qui reçoit le service, va de soi, bien entendu, mais la poursuite de l’excellence à elle seule doit être suffisante pour le plus vertueux des travailleurs, artistes, artisans et producteurs de toutes sortes.

Qu’attendre en retour, outre de chaleureux remerciement, qu’une part du Royaume des Cieux? N’avons-nous toujours pas compris que ce Royaume n’existe pas sous la forme d’un au-delà, mais bien d’un contentement bien terrien? Le pathos du silence habitable de l’église permet également les larmes de joie. Et qui sont les heureux, selon les Évangiles? Ceux qui sont à bout de souffle, les éplorés, les tolérants, les désireux de justice, les compatissants, les cœurs limpides, les conciliateurs et ceux dont on châtie la dévotion. Quelle sensation est meilleure que de se sentir digne de confiance, généreux, aimant et humble? Ceux-là ressentiront la plus grande satisfaction devant le silence habitable, ils ressentiront le Royaume des Cieux! Ce royaume, il s’étend aux confins du sanctum sanctorum, au plus profond de l’être psychique, il est ressenti, il est intuition, il est l’ultime contentement.

Ainsi, tout est à construire. Le temple est à reconstruire. Il faut réinterpréter les mots de jadis, non pas avec les acquis de l’histoire, qui sont bien illusoires, mais avec le cœur. L’église nous offre son silence, profitons-en pour ériger le plus grand des monuments à la gloire du simple humain. Préparons la vie de demain, non pas celle d’un au-delà moins que virtuel, mais celle de nos enfants, de nos pairs, sur terre, malgré le mal que nous-mêmes forgeons. Comme toute chose, il faut user de son jugement afin d’interpréter de manière constructive ce qui est venu avant nous. Rejoignons-nous sur le porche du temple, et célébrons!

Tuesday, July 16, 2019

Je voulais voir la maison...


Je voulais voir la maison où j’avais passé une bonne partie de mon enfance, sur la 8ième avenue, à Roxboro. Parfois, la maladie de nos proches nous amène à revisiter nos souvenirs, par introspection ou en se rendant sur place. Ce jour d’hiver, j’avais fait le long voyage sur Gouin Ouest jusqu’à l’avenue, incertain de la saison au fond de mon cœur. L’asphalte était glissante, couverte d’une sloche blanchâtre, et je devais faire attention à chaque pas pour ne pas tomber. Les cours des maisons de banlieue avaient revêtu leur manteau de neige dure, signe d’une température hivernale fluctuante. Enfant, cela ne m’aurait pas empêché de jouer et vivre des aventures de space opera devant la maison négligé mais combien confortable de mon enfance. Avant d’entreprendre le petit voyage dans le West Island, j’avais observé la rue sur Google Maps, et j’avais remarqué qu’on avait repeint la balustrade d’un beige foncé, mais pas le reste : la finition en lattes blanches semblait avoir été conservée.

Comme il était coutume en banlieue, la rue n’était pas flanquée de trottoirs, et j’eus la surprise de trouver une femme, probablement de mon âge, au teint pâle, les cheveux long et noirs, emmitouflé dans un foulard blanc sortant de son manteau gris qui observait attentivement, la maison en face de celle de mon enfance. Je savais que la maison appartenait aux Martins – à prononcer à l’anglaise – et qu’ils étaient une famille nombreuse. À mon approche, la femme m’offrit un sourire poli auquel je répondis par la pareille. Je contemplai un moment la maison de mon passé, mais la présence inconnue me distrayait dans ma contemplation. Elle fit un mouvement : elle baissa la tête et rit en silence.

« Are you spying on me? » me demanda-t-elle d’une voix franche mais visiblement amusée.

« No, I’m not, » dis-je, quelque peu gêné de la situation. Je pointai la maison blanche.
« I used to live here… » La noiraude remarqua mon accent et se mit à parler en français avec le plus charmant des accents :

« J’habitais juste en face! » me dit-elle en montrant la maison des Martins (anciennement, du moins), qui reposait dans l’ombre de quelques arbres âgés. Son regard s’illumina soudain. Elle me dit :

« Tu étais le garçon qui habitait là, y’a environ trente ans? »

« Y’a même plus longtemps que ça. Toi c’est Karen? »

« Oui! Tu me connais! Mais moi, je sais pas ton nom... » Je lui dit. Elle le répéta, et le prononça avec ces inflexions particulières aux anglophones qui abordaient le français. J’ajoutai un mot à propos du plus vieux souvenir que j’avais d’elle :

« Ma tante avait essayé de nous présenter quand on avait, genre, trois ans, mais je me suis mis à pleurer, tu t’es mises à pleurer, et finalement, nos parents n’ont jamais réessayé! » Je lui cachai que parfois, je l’observais jouer dehors, enfant, et que ce n’était que le manque d’audace qui m’avait laissé moisir de mon côté. Elle se tourna vers moi.

« Elle habite encore là, ta tante? »

« Non, elle et mon oncle sont partis d’ici il y a longtemps. Et toi? »

« Mes parents ont pris leur retraite et sont déménagés loin de la ville, il y a quelques années. »

Dans le silence qui suivit, Karen reprit la contemplation de son ancien chez-soi, un sourire lointain sur les lèvres. Je l’observai un bon moment sans rien dire, puis, moi aussi, me mit à étudier cette maison qui avait tant fasciné ma jeunesse. Car tout jeune, je respectais, pour une raison que j’ignore encore, les gens qui parlaient anglais. À l’école primaire, et même au secondaire, je conférais aux élèves bilingues un respect particulier, sans trop savoir pourquoi. Lorsque je me décidai à apprendre le langage une fois pour toute, au début du secondaire, j’en vins à me rendre compte que l’anglais s’avérait en parfaite synchronie avec les plus viscérales de mes émotions. La langue anglaise me permit d’écrire, un projet que j’avais d’abord abandonné, incapable d’articuler le temps et les affects avec  le français. Mais c’est grâce à mon premier professeur d’anglais au CÉGEP, M. Adams, que je me découvris un véritable amour pour cette langue. Il me fallut plus de quinze ans, ensuite, pour apprivoiser le français jusqu’au point de m’y sentir suffisamment à l’aise pour m’y exprimer adéquatement.

Je pensais à ces choses lorsqu’une fine neige me ramena au présent. Oh! Ce n’était rien de particulièrement jolie, une simple neige fondante qui allait sans doute geler dans la nuit et rendre la chaussée encore plus périlleuse. Je contemplais le sol lorsque je sentis les yeux fascinants de Karen qui m’étudiaient. Je ris.

«Je me demandais, » expliquai-je, « par quel manœuvre le hasard nous avait amené ici, aujourd’hui, et j’en cherchais naïvement une raison cosmique. »

« C’est drôle, » me dit-elle, « j’ignore si je crois au hasard… »

« J’y crois, » avouai-je. « Je crois que le destin est une manière d’historiciser le passé, afin de trouver un sens à ce qui nous est arrivé, après coup. »

« Historiciser? C’est un beau mot! J’ignorais qu’il y avait un équivalent en français pour ‘historicize’. » Je souris candidement. Elle leva les yeux au ciel, un doigt sur ses lèvres dans une pose de réflexion.

« Mais voyons, s’il n’y a pas de destiné, qu’est-ce qu’il y a? » demanda-t-elle. « Dans le monde spirituel, j’entends. »

« Hmm, si vous entendez par ‘spirituel’ le monde des idées, je crois que ce qu’on y trouve, ce sont des potentialités, la plupart non-actualisées. »

« Le monde est donc virtuel. »

« Comme l’a chanté Serge Fiori, » rigolai-je.

« Qui? »

« Un chanteur québ… francophone. »

« La dualité canadienne! »

« Si on veut. »

« Mais je suis curieuse de vous entendre à propos de cet univers potentiel… Il s’agit d’une attitude presque Leibnizienne… »

« Je crois que l’univers de l’être humain est avant tout bâti par les possibles qu’ils s’imaginent. »

« Rien ou peu est actualisé? »

« Peu, en effet, » conclus-je. « Ça devient l’histoire. » Karen acquiesça doucement,  satisfaite mais dubitative. J’aurais aimé lui demander de m’expliquer l’entièreté de sa conception de l’existence, dans tous les détails. Je me serais abreuvé de ses souvenirs, de ses histoires d’amour, de ses coutumes familiales, le nécessaire afin de garder contact. Il ne s’agissait absolument pas un coup de foudre, ni même d’un amour chaleureux, mais plutôt d’une recherche de solidarité, de validation du moi, une protection contre l’infâme solitude qui rongeait mon existence, particulièrement depuis que la maladie était entrée dans ma vie. Ce n’était pas l’amour autant que l’aspect social de l’amour, la complémentarité, même fictive ou approximative. Mais tous ces espoirs, ces potentialités, s’envolèrent en fumé après quelques secondes, lorsque le regard initialement enthousiaste de ma compagne alla rencontrer sa montre. Le glas avait sonné, l’heure était aux adieux. Portai-je ostensiblement l’oriflamme de mon désir de proximité? J’essayais constamment de cacher ma recherche de compagnonnage, de peur d’effrayer de potentiels copines, qui pourraient confondre mes avances pour une entreprise amoureuse.

Les mots qu’elle prononça ensuite me heurtèrent par leur manque flagrant d’imagination :

« Je dois rentrer, » dit-elle, tapotant sa montre. « Il est tard. » C’était le plus âpre des clichés.

« Je devrais faire de même, » dis-je, feignant la connivence. J’hésitai, incertain de la bonne marche à suivre dans ce genre de situation. « Je vais attendre le bus sur Gouin, » ajoutai-je. Elle pointa dans la direction opposée.

« Je dois rencontrer une veille amie, un peu plus haut. » Une pointe d’inconfort céda à un sourire plutôt honnête. Elle tendit la main.

« Je suis heureuse de t’avoir vu aujourd’hui, » dit-elle. « De t’avoir ‘revu’ en fait. » Je lui serrai la main. Sa pogne était délicate, mais ressentie.

« À un jour peut-être, » osai-je avec un soupçon de tristesse. Mais cela ne brisa nullement son élan vers la séparation imminente.

« Peut-être! » Ses yeux et ses lèvres luisaient l’au-revoir. En me retournant, je levai ma main en guise d’adieu. Elle s’en fut le long de la 8ième avenue, sans jamais se retourner. Je l’observai un moment, puis retournai vers Gouin, un peu amère, mais tout de même content.

Sunday, June 9, 2019

À partir de Bruckner


« Je crois que la musique religieuse représente la véritable rédemption de la religion institutionnalisée, » dis-je un soir à Maève, alors que nous écoutions la grande Messe en ré mineur de Bruckner. Sous la direction de Matthew Best, la pièce était magnifique et recelait d’un mysticisme qui ne pouvait qu’émouvoir le cœur du pèlerin. Maève le savait : j’avais cru, je ne croyais plus.

« Un miracle est une figure de style, » se plaisait à répéter Maève devant Lazare, devant l’aveugle qui voit, devant une guérison spontanée, devant une naissance inespérée. Le poète, comme la nature,  discourent souvent en hyperboles. La résurrection de la chair n’est concevable que dans la relativité du temps. Et l’âme, c’est la chair, condamnée à une linéarité injuste et mortifère.

J’avais cru, je ne croyais plus. L’Église en laquelle j’avais eu tant foi n’avait de véritable autorité sur personne, lépreuse, impie. Et pourtant, à l’écoute de la Passion selon Saint Mathieu, de Bach, à l’écoute de la Messe en ré mineur de Bruckner, je ne peux que concéder à deux milles ans de récits schizoïdes une rédemption spirituelle. L’esprit, la substance pensante de Descartes, participe de l’abstraction et de la médiation d’un tissu artistique. Un être humain n’a point d’esprit au-delà de son animalité, mais un tableau, une symphonie, un roman : là se trouve l’esprit, celui qu’on a tant cherché. La transcendance du corps se fait dans la performance. Qu’est-ce qu’une prière sinon un acte de création introspectif? Un poème silencieux seulement pour l’un? Un désir de fusion, pour le soi?

Creatio ex nihilo le Te Deum de Bruckner. Rien à voir avec la création de l’univers. On doit parler de la création d’une idée. Les évangiles synoptiques tentent d’imiter l’histoire. Jean, quant à lui, ne cherche qu’à émouvoir. Lequel des auteurs chrétiens se rapproche le plus de la pulsion religieuse originelle? L’hyperbole la plus aisément assimilée est musicale, cela va de soi. Seul le cinéma permet un mimétisme aussi important, en termes de ressenti. Voilà pourquoi les interrogations religieuses de Bergman, de Tarkovski, de Pasolini – ce dernier pourtant très athée –, font sens. L’idée religieuse évoque un questionnement non pas historiographique, « réaliste », mais bien moral, conceptuel. La religion est affaire d’idées, non pas de références à des événements passés. Une fois que l’on comprend cela, les possibilités sont infinies. Le prosélytisme est aussi puéril que les lois d’Euclide. Il faut faire chronique de ses découvertes religieuses, et non pas les forcer à de soi-disant mécréants.

« Es-tu un mécréant? » me demanda Maève. Je ne pus que me souvenir de l’ami Jordan qui m’avait ainsi décrit, il y avait une vie de cela, à la suite d’une ritournelle de Plume, et de la trame sonore de Dark Crystal. Je n’ai jamais pu répondre qu’une fois atteinte la mi-trentaine. Je suis un mécréant, mais je porte en moi le germe de la foi. Le pote Antoine était fasciné par la fonction accessoire de la religion. Il tenait ça de Nietzche. Une vie à comprendre ce qu’il voulait m’inculquer : la foi est affaire de viscères. Nietzche, je le compris par l’entremise de Foucault. Il n’est pas le symbole d’une révolte nihiliste, mais bien le père bienfaisant d’une nouvelle manière d’écrire l’histoire. Contrairement à ce que l’on veut souvent nous faire croire, l’histoire n’est pas une entité inébranlable. Comme le futur, elle est constamment en mouvement, elle est potentialités. Elle doit être lue, médiatisée, pour faire sens. Elle ne doit pas servir de discours monolithique, mais offrir des récits discursifs en constante évolution.

« Je ne sais pas, » répondis-je à Maève. « Je crois aux histoires, pas ‘à l’histoire’, mais celles qu’on raconte avec incertitude. Je crois aux potentialités du passé. »

« Et Dieu? »

« Une histoire pour les viscères. »

Friday, May 10, 2019

De Hubert Reeves à Baudelaire

Un livre marquant que m'a donné mon oncle Julien, au tournant du primaire, fut L'Heure de s'enivrer, d'Hubert Reeves. Je n'avais jamais réalisé avant aujourd'hui que le titre faisait allusion au grand Charles. Voici ce magnifique poème :

Enivrez-vous (Charles Baudelaire)

Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous!

Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront, il est l'heure de s'enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.