Recherchez (dans les rues de la ville)

Sunday, March 1, 2020

La Bête


J’aperçus le fier animal tourner le coin de la rue, et ma mémoire évoqua sa voix de grande enfant :

« Oh! Un sien! »

C’est comme ça qu’elle appelait sa fidèle créature, une brave championne, dirai-je pour dénoter sa féminité canine d’une autre façon que par ce mot galvaudé avec lequel on insulte trop souvent les putains. Cette biche ne pouvait être câlinée : elle cherchait sans cesse à nous attraper la main de sa gueule, afin de nous montrer comment faire, mais voilà qu’elle se faisait dépasser par ses limitations motrices. Et le problème est le même pour nous humains, à l’exception que nos limites sont plutôt psychologiques, émotionnelles. Mais outre cela, la bête ressemblait en tout point à sa maîtresse : elle savait mettre de la vie, animer une maisonnée, une assemblée, un party. L'animale ne connaissait pas la haine. Elle possédait la candeur d’une fleur, la joie d’un filet d’eau sur les galets, tout son corps riait très fort dès que d’un regard, on l’appelait. Elle était disponible, elle se donnait entièrement, avec abnégation. Elle ne demandait en retour qu’un peu d’affection, pouvoir courir dans les bois, une fois de temps en temps, dormir sur son tapis, près du lit de sa maîtresse, les quatre fers en l’air, en poussant de petits cris au fil des rêves qu’elle traversait en une nuit.

Sa maîtresse désirait, elle, être spéciale, comme si elle ne l’avait pas été, qu’elle ne pouvait l’être que dans le regard de l’autre. Cette humilité est tout à son honneur, mais vient avec son lot de complication : trouble de l’image, problème de gestion de l’affection, celle qu’elle projette comme celle qu’elle reçoit. Oh! Chère Romane, si seulement tu savais! Tu ne fais pas qu’attirer les regards, ils finissent par te suivre volontairement. Tu remplis de désir les hommes que tu rencontres, et sûrement quelques femmes aussi. Tu es une beauté équivoque, polysémique, polygénique, multibranche, apocope, tu es une énumération de chances et d’éventualités, de veine et d’auspices, d’amour et de passion. De muse pour Modigliani à écrin de joie, d’Europe sauvage à rameau de sage, la Lune s’épanche sur la poitrine des maîtresses, les flancs courbés, in illo tempore, des mythes gratifiés aux cœurs fédérés. Et sur l’olympe, cette descendante du chien de Valinor nous observe et parcourt le terrain enneigé de nos rêves.