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Sunday, January 13, 2019

L'Étoile bleue : Comment Marlène se changea en panthère noire


                Bien souvent, dans la cité sous l’Étoile bleue, les gens vivent leur vie sans réaliser la duplicité de leur existence. Car pendant que les citadins respirent, se lèvent, travaillent, étudient, s’occupent comme bon leur semble, leur âme s’affaire à d’autres activités d’autant plus importantes, bien qu’insoupçonnées. La jeune Marlène, finissante d’une école secondaire du nord de la ville, ne pouvait imaginer son importance. Car pendant qu’elle vivait avec passion les émotions propres à la fin de l’adolescence, son âme ne supportait rien de moins que l’entièreté du cosmos.

                Comment elle en était arrivé là, Marlène l’ignorait, mais son âme s’avérait fort ancienne et des plus puissante. Entité cosmomorphique sensible et pure, amoureuse et authentique, c’est au sommet de sa fière poitrine que surgissait le flot des âmes à naître, que les Trois Sœurs Éternelles mèneraient à travers le pâturage du firmament, une fois les forces célestes ancrées aux corps mortels qui peuplaient la cité. Lorsqu’on désirait la connaître davantage, Marlène avertissait : « je peux être par moment sauvage, je ne désire alors voir personne. » Mais jamais elle ne m’avait fermé la porte au nez, ou ignoré, du temps que je la fréquentais. Et j’appris par la suite que son âme se voulait semblable : indomptable, sans être misanthrope, et douce, infiniment douce…

                C’est dans la forêt que Marlène est la plus heureuse : dans le sous-bois, près d’une source d’eau pure, reflets de diamants sur lisses galets tachetés. Les arbres tombés s’étendaient en diagonales d’une symétrie étrange mais agréable. Ses larmes étaient le sifflement du vent sous la cime, leur don, la marque d’une confiance digne et méritoire. Je repense souvent à la chance que j’ai eu de la connaître et me désole que ce soit probablement par ma faute que nous avons perdu contact. Mais la vision de son âme persista longtemps dans mon esprit, jusqu’aux événements fatidiques que je relaterai ici. En tant que chroniqueur de la cité sous l’Étoile bleue, j’obtins des autorités de la nuit la vision des principes les plus primordiaux, et chef au sein d’entre eux, s’imposait la forme que prit la lumière fondamentale issue de la création : l’âme de Marlène. Comme une confidente cosmique, elle m’accompagna jusqu’au tournant du millénaire, avant d’être soumise à la plus vertueuse des métamorphoses.

                Que se passa-t-il pour que ton humeur sibylline change ta peau en un pelage noir aux reflets de millions d’étoiles à l’éclat inégale ? Que se passa-t-il pour que tes traits d’un décisif sculptural renaissent en un mystère implacablement félin ? Et ces yeux : qui eut cru que la Lune, elle aussi, était dotée d’une double existence ? Car c’est désormais elle qui se cache en jumelles sous tes paupières cataires ! Tu traverses maintenant le firmament, errance astrale, à la recherche d’un creux dans le champ infini où tu te reposeras, la nuit du monde venue. Un sommeil léger, d’apparat. Tu as, après tout, l’humanité à veiller. Bien que confiée aux Trois Sœurs, la panthère ne peut s’empêcher de se soucier du bien-être des enfants des étoiles. Aussi se réveille-t-elle au moindre sursaut de ces derniers, prête à avertir d’un grondement presque insaisissable les autorités d’en-haut en espérant une intervention opportune. Elle veille ainsi sur nous, les gens ordinaires, saints ou damnés.

                Il est dit que lorsqu’une Reine de la nuit arrive à la fin de son règne, elle et son chevalier quittent la Tour qui supporte la voûte céleste à la recherche du nid de la panthère. Ils s’y étendent, l’un contre l’autre, et attendent dans un sommeil sacré que la panthère ne vienne se coucher en les blottissant au creux de sa chaleur, afin qu’ils expirent leur dernier souffle dans le calme et la sérénité. Chaque soir, je regarde les cieux, et je constate la grandeur de la bête lumineuse que Marlène est devenue. Le temps est accessoire, inutile, impossible à délimiter de manière objective. Si Marlène a vécu physiquement au tournant du nouveau siècle, son âme domine le soir depuis les origines. Et je sens son regard par-dessus  mon épaule lorsque je couche les mots sur le papier. Elle vient attester de la justesse de mes chroniques de la Cité, me souffle quelques détails oubliés, me font tempérer quelques jugements un peu rigides. Elle est à la conscience ce que le firmament est à l’enfant qui le contemple, elle est le refuge de l’esprit qui s’égare, la gardienne des amoureux qui s’embrassent au pied d’un pylône électrique.

                Il ne faut pas se leurrer, cependant : la Panthère noire demeure dangereusement féroce. Elle ne comprend que trop bien l’ambivalence de la réalité des vivants, elle l’incarne avec peut-être même plus de détachement que les Reines de la nuit. L’âme de Marlène a contemplé une vie au-delà de la morale des habitants de la Cité, sans pour autant rejeter cette dernière. Elle a pu, ainsi, toucher l’infinie sagesse du cosmos sans perdre la raison. Si sa pensée terrestre savait ! Peut-être, cependant, que cette ignorance est pour le mieux. Le savoir le plus fondamental est aussi le plus cruel. Et pourtant, malgré les paradoxes de l’existence humaine, la Panthère continue de ressentir de l’affection pour elle. Je me considère des plus chanceux : j’ai connu, en l’espace d’une seule vie, l’âme-pilier de l’univers, et l’âme qui en causa la cosmogonie. Aujourd’hui, c’est à la première que je rends hommage, dans sa forme humaine et sa forme féline : elle m’a offert son étreinte, ses larmes, son cœur, elle fait partie de mon histoire, nous faisons partie de la tapisserie du temps.

                Veille sur nous, Marlène des Saintes Brumes.

Thursday, December 13, 2018

L'album de l'année!

Je n’aurais pas la prétention d’écrire qu’il s’agit du « meilleur » album de l’année : ces vanités me semblent inconséquentes. Mais il existe bel et bien un album, sorti en 2018, dont l’importance ne peut être que concédé dans toute rétrospective musicale qui se respecte. Et cet album, c’est Premier juin, de l’auteure-compositrice Lydia Képinski.

D’emblée, par la transformation qu’elle fait subir aux codes de la pop, il devient bien vite évident que nous avons affaire à une œuvre des plus subversives. Nous distinguerons le terme « pop music » comme étant un sous-genre de la musique populaire, qui lui désigne l’ensemble du répertoire de musique destinées aux masses, incluant aussi le rock, le jazz, le hip hop, etc. Nous devons distinguer la musique populaire de la musique classique, techniquement sophistiquée et farouchement codifiée,  et la musique folk, qui se transmet par la tradition orale, et dont les auteurs originels demeurent largement inconnus. La pop music, quant à elle, apparaît dans les années 50 et prend son essor une décennie plus tard. Elle est caractérisée par un son plus doux que le rock, une tendance à incorporer les codes de genres différents au goût des tendances, et offre des mélodies extrêmement accrocheuses. Le côté commercial de la musique populaire y est souvent élevé à son paroxysme, alors qu’on cherche, et souvent copie, les phrases musicales les plus mathématiquement apaisantes qui favorisent la danse ou la contemplation.

Sur Premier juin, l’instrumentarium, les sons, les textures sonores propres à la sensibilité « pop », sont présents, mais on ressent rapidement la supercherie : Les routes indolores débute par une pulsation basse, la voix chancelante chante des mots qui pressentent le drame, sans pour autant indiquer immédiatement la subversion. Mais lorsque les claviers s’emportent, à 1:51, les mots cruels s’envolent avec la voix dans une manœuvre qui dévoile toute l’ambivalence de l’existence humaine. Ce « pop » ne servira donc pas à nous faire oublier les tares de la vie, mais nous forcera à les confronter face à face. Les paroles sont particulièrement crues et directes (j’ai re-ponctué) :

« Si la vie est méchante ce n’est pas moi qui vais l’en empêcher, si le monde te jette des clous, ce n’est pas moi qui vais te protéger. »

Elle rend à la mort son caractère monotone, insensible, insignifiant :

« Car si j’avais tout vécu sans doute je me serais pendue, » ou encore :

« …pis si j’mens pas y’aura aucun étonnement, si on me retrouve étouffant au bout d’une corde, ou dans le fond du Saint-Laurent, ah j’aurai coulé ma vingtaine… »

Elle dépeint le mal-être d’origine sexuel en opposant les homonymes que donnent la conjugaison des verbes croire et croître :

« Alors croîs en moi croîs en moi et puis décrois pour mieux te retenir. »

Et cela mène invariablement jusqu’au viol :

« Alors cours après moi, cours après moi, courage, aie le courage le peu de courage qu’il te reste, pour me projeter sur l’asphalte, m’ouvrir mes genoux, j’aurai senti la dernière fois jusqu’au cou… »

Elle parle du narcissisme de la race humaine avec la désinvolture d’un banlieusard vantant les mérites de sa nouvelle voiture. Elle parle avec une franchise désarmante d’amours impossibles…

« Et si le temps déjoue la croix sur notre amour, nous serons enfin seuls en nous serons enfin nous… »

…de maladie mentale…

« J’allais seule avec mes afflictions, mes trous de mémoire et mes actions, quand j’ai perdu la carte, ils m’ont emmenée faire un tour de camion. »

… de deuil…

« On a pris l’urne par les cornes, et sans regarder en arrière, j’ai posé dans la salicorne, les cendres de mon père… »

… de l’hécatombe d’une pensée futile…

« Ma mémoire coule, je dois l’empêcher de couler, si mon cerveau fuit, ton souvenir va peut-être y passer… »

Lydia Képinski fabrique des mini-épopées de 5 minutes, dans lesquelles l’humain sans repère traverse une vie. L’authenticité de l’interprétation est remarquable, on est en droit de se demander si l’auteure a réellement vécu ces traumatismes. Est-ce une construction d’acteur, ou la confidence d’une terrifiante sincérité? Peut-être est-ce là que se trouve la véritable subversion. Au-delà de ces sons « pop » réarrangés, trafiqués, pour révéler les drames et traumatismes, Képinski se met en danger en se virtualisant elle-même. Elle devient des potentialités en attente d’un temps, temps réel ou temps virtuel, cela importe peu car pour l’auditeur qui accepte ces épopées confidentes, la valeur, en termes d’affects et de révélations, demeure la même.

Cette musique fait chavirer l’optimisme du caractère pop, avec ces sons si fréquemment utilisés de manière joviale, qui deviennent ici menaçants ou complètement déphasés. Les paroles, des poèmes en vers libres d’une construction étonnante rajoutent une touche épineuse d’ironie qui se veut tout sauf rassurante. Nous avons affaire à une riposte contre la frivolité de la pop par ses propres armes : appelons cela de la no-pop. Loin d’être sans précédents, la no-pop serait à la pop ce que l’excellent If I Die, I Die…, de Virgin Prunes, est au rock. Képinski n’est pas aussi radicale que certains autres précurseurs, comme The Flowers of Romance de Public Image Ltd, ou encore The Voice of America, de Cabaret Voltaire, mais elle parvient à subvertir tout de même. L’album Premier juin se présente comme une déconstruction subtile des mélodies et des harmonies de la pop music, tout en gardant ses arrangements luxuriants et recherchés, afin qu’ils supportent des propos acides et terriblement douloureux.

Premier juin est tantôt une fenêtre, tantôt un miroir. Il nous amène dans l’Ailleurs, mais bien souvent, c’est nous-mêmes qu’on y voit apparaître. Il y a une trace d’urgence dans la voix de Képinski, qui peut effrayer l’auditeur avant même d’avoir terminé son écoute. Quelle est la source de cette fragilité résolue, de cette fausse faiblesse, de cette effroyable authenticité? Quelle est cette vérité qui se cache au sein de cette œuvre magistrale? Possède-t-elle toute l’ambivalence dont l’auteure en dévoile l’humanité? Est-ce un savoir en métamorphose constante, à la fois fusion et fission? Alors que certains auteurs-compositeurs ont tenté l’expérience en manipulant la forme littéraire jusqu’à l’invention de langages exploratoires : l’exploréen (judicieusement nommé), le kobaïen, le loxien… Képinski n’invente pas, mais joue avec sa langue de manière à la faire chanter autrement. Les combinaisons syntagmatiques sont parfois étonnantes. Nous avons parlé plus haut des homophones des verbes croire et croître, nous y rajouterons ce ver :

« …et en bonne reine j’règne maintenant sur ton bas bassin… »

L’interprétation transforme le matériau signifiant en une formule obscure et subtile aux allitérations presque hypnotiques. La scansion que demande une pièce comme Sur la mélamine requiert une audace considérable, ainsi qu’une diction experte!

La vie quotidienne revêt le caractère d’œuvre d’art dans cet opus, et c’est le tissu potentiel de ces même vie qui s’avère le matériau premier des créations de Képinski : une pluralité de mondes qui éclosent dans le cœur et s’évaporent dans l’éternité. Cette musique, cette no-pop élargira la conception du monde à celui, ou celle, qui s’y donnera complètement. Préparez-vous à être chaviré(e), à subir les changements les plus profonds au sein de votre âme, pour le meilleur, ou pour le pire.


Maève Walker

Note : Suivez ce lien pour écouter et/ou acheter l'album.

https://lydiakepinski.bandcamp.com/