Bien souvent, dans la cité sous
l’Étoile bleue, les gens vivent leur vie sans réaliser la duplicité de leur
existence. Car pendant que les citadins respirent, se lèvent, travaillent,
étudient, s’occupent comme bon leur semble, leur âme s’affaire à d’autres
activités d’autant plus importantes, bien qu’insoupçonnées. La jeune Marlène,
finissante d’une école secondaire du nord de la ville, ne pouvait imaginer son
importance. Car pendant qu’elle vivait avec passion les émotions propres à la
fin de l’adolescence, son âme ne supportait rien de moins que l’entièreté du
cosmos.
Comment elle en était arrivé là,
Marlène l’ignorait, mais son âme s’avérait fort ancienne et des plus puissante.
Entité cosmomorphique sensible et pure, amoureuse et authentique, c’est au
sommet de sa fière poitrine que surgissait le flot des âmes à naître, que les
Trois Sœurs Éternelles mèneraient à travers le pâturage du firmament, une fois les
forces célestes ancrées aux corps mortels qui peuplaient la cité. Lorsqu’on
désirait la connaître davantage, Marlène avertissait : « je peux être
par moment sauvage, je ne désire alors voir personne. » Mais jamais elle
ne m’avait fermé la porte au nez, ou ignoré, du temps que je la fréquentais. Et
j’appris par la suite que son âme se voulait semblable : indomptable, sans
être misanthrope, et douce, infiniment douce…
C’est dans la forêt que Marlène
est la plus heureuse : dans le sous-bois, près d’une source d’eau pure,
reflets de diamants sur lisses galets tachetés. Les arbres tombés s’étendaient
en diagonales d’une symétrie étrange mais agréable. Ses larmes étaient le
sifflement du vent sous la cime, leur don, la marque d’une confiance digne et méritoire.
Je repense souvent à la chance que j’ai eu de la connaître et me désole que ce
soit probablement par ma faute que nous avons perdu contact. Mais la vision de
son âme persista longtemps dans mon esprit, jusqu’aux événements fatidiques que
je relaterai ici. En tant que chroniqueur de la cité sous l’Étoile bleue, j’obtins
des autorités de la nuit la vision des principes les plus primordiaux, et chef
au sein d’entre eux, s’imposait la forme que prit la lumière fondamentale issue
de la création : l’âme de Marlène. Comme une confidente cosmique, elle m’accompagna
jusqu’au tournant du millénaire, avant d’être soumise à la plus vertueuse des
métamorphoses.
Que se passa-t-il pour que ton
humeur sibylline change ta peau en un pelage noir aux reflets de millions
d’étoiles à l’éclat inégale ? Que se passa-t-il pour que tes traits d’un
décisif sculptural renaissent en un mystère implacablement félin ? Et ces
yeux : qui eut cru que la Lune, elle aussi, était dotée d’une double
existence ? Car c’est désormais elle qui se cache en jumelles sous tes
paupières cataires ! Tu traverses maintenant le firmament, errance astrale, à
la recherche d’un creux dans le champ infini où tu te reposeras, la nuit du
monde venue. Un sommeil léger, d’apparat. Tu as, après tout, l’humanité à
veiller. Bien que confiée aux Trois Sœurs, la panthère ne peut s’empêcher de se
soucier du bien-être des enfants des étoiles. Aussi se réveille-t-elle au
moindre sursaut de ces derniers, prête à avertir d’un grondement presque
insaisissable les autorités d’en-haut en espérant une intervention opportune.
Elle veille ainsi sur nous, les gens ordinaires, saints ou damnés.
Il est dit que lorsqu’une Reine
de la nuit arrive à la fin de son règne, elle et son chevalier quittent la Tour
qui supporte la voûte céleste à la recherche du nid de la panthère. Ils s’y
étendent, l’un contre l’autre, et attendent dans un sommeil sacré que la
panthère ne vienne se coucher en les blottissant au creux de sa chaleur, afin
qu’ils expirent leur dernier souffle dans le calme et la sérénité. Chaque soir,
je regarde les cieux, et je constate la grandeur de la bête lumineuse que
Marlène est devenue. Le temps est accessoire, inutile, impossible à délimiter
de manière objective. Si Marlène a vécu physiquement au tournant du nouveau siècle,
son âme domine le soir depuis les origines. Et je sens son regard
par-dessus mon épaule lorsque je
couche les mots sur le papier. Elle vient attester de la justesse de mes
chroniques de la Cité, me souffle quelques détails oubliés, me font tempérer
quelques jugements un peu rigides. Elle est à la conscience ce que le firmament
est à l’enfant qui le contemple, elle est le refuge de l’esprit qui s’égare, la
gardienne des amoureux qui s’embrassent au pied d’un pylône électrique.
Il ne faut pas se leurrer,
cependant : la Panthère noire demeure dangereusement féroce. Elle ne
comprend que trop bien l’ambivalence de la réalité des vivants, elle l’incarne
avec peut-être même plus de détachement que les Reines de la nuit. L’âme de
Marlène a contemplé une vie au-delà de la morale des habitants de la Cité, sans
pour autant rejeter cette dernière. Elle a pu, ainsi, toucher l’infinie sagesse
du cosmos sans perdre la raison. Si sa pensée terrestre savait ! Peut-être, cependant,
que cette ignorance est pour le mieux. Le savoir le plus fondamental est aussi
le plus cruel. Et pourtant, malgré les paradoxes de l’existence humaine, la
Panthère continue de ressentir de l’affection pour elle. Je me considère des
plus chanceux : j’ai connu, en l’espace d’une seule vie, l’âme-pilier de
l’univers, et l’âme qui en causa la cosmogonie. Aujourd’hui, c’est à la
première que je rends hommage, dans sa forme humaine et sa forme féline :
elle m’a offert son étreinte, ses larmes, son cœur, elle fait partie de mon
histoire, nous faisons partie de la tapisserie du temps.
Veille sur nous, Marlène des
Saintes Brumes.
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