Je n’aurais pas la prétention d’écrire qu’il s’agit du
« meilleur » album de l’année : ces vanités me semblent
inconséquentes. Mais il existe bel et bien un album, sorti en 2018, dont
l’importance ne peut être que concédé dans toute rétrospective musicale qui se
respecte. Et cet album, c’est Premier
juin, de l’auteure-compositrice Lydia Képinski.
D’emblée, par la transformation qu’elle fait subir aux
codes de la pop, il devient bien vite
évident que nous avons affaire à une œuvre des plus subversives. Nous
distinguerons le terme « pop music »
comme étant un sous-genre de la musique populaire, qui lui désigne l’ensemble
du répertoire de musique destinées aux masses, incluant aussi le rock, le jazz,
le hip hop, etc. Nous devons distinguer la musique populaire de la musique
classique, techniquement sophistiquée et farouchement codifiée, et la musique folk, qui se transmet par la tradition orale, et dont les auteurs
originels demeurent largement inconnus. La pop music, quant à elle, apparaît
dans les années 50 et prend son essor une décennie plus tard. Elle est
caractérisée par un son plus doux que le rock, une tendance à incorporer les
codes de genres différents au goût des tendances, et offre des mélodies extrêmement
accrocheuses. Le côté commercial de la musique populaire y est souvent élevé à
son paroxysme, alors qu’on cherche, et souvent copie, les phrases musicales les
plus mathématiquement apaisantes qui favorisent la danse ou la contemplation.
Sur Premier juin,
l’instrumentarium, les sons, les textures sonores propres à la sensibilité
« pop », sont présents, mais on ressent rapidement la supercherie :
Les routes indolores débute par une
pulsation basse, la voix chancelante chante des mots qui pressentent le drame,
sans pour autant indiquer immédiatement la subversion. Mais lorsque les
claviers s’emportent, à 1:51, les mots cruels s’envolent avec la voix dans une
manœuvre qui dévoile toute l’ambivalence de l’existence humaine. Ce
« pop » ne servira donc pas à nous faire oublier les tares de la vie,
mais nous forcera à les confronter face à face. Les paroles sont
particulièrement crues et directes (j’ai re-ponctué) :
« Si la vie est méchante ce n’est pas moi qui
vais l’en empêcher, si le monde te jette des clous, ce n’est pas moi qui vais
te protéger. »
Elle rend à la mort son caractère monotone,
insensible, insignifiant :
« Car si j’avais tout vécu sans doute je me
serais pendue, » ou encore :
« …pis si j’mens pas y’aura aucun étonnement, si
on me retrouve étouffant au bout d’une corde, ou dans le fond du Saint-Laurent,
ah j’aurai coulé ma vingtaine… »
Elle dépeint le mal-être d’origine sexuel en opposant
les homonymes que donnent la conjugaison des verbes croire et croître :
« Alors croîs en moi croîs en moi et puis décrois
pour mieux te retenir. »
Et cela mène invariablement jusqu’au viol :
« Alors cours après moi, cours après moi,
courage, aie le courage le peu de courage qu’il te reste, pour me projeter sur
l’asphalte, m’ouvrir mes genoux, j’aurai senti la dernière fois jusqu’au
cou… »
Elle parle du narcissisme de la race humaine avec la
désinvolture d’un banlieusard vantant les mérites de sa nouvelle voiture. Elle
parle avec une franchise désarmante d’amours impossibles…
« Et si le temps déjoue la croix sur notre amour,
nous serons enfin seuls en nous serons enfin nous… »
…de maladie mentale…
« J’allais seule avec mes afflictions, mes trous
de mémoire et mes actions, quand j’ai perdu la carte, ils m’ont emmenée faire
un tour de camion. »
… de deuil…
« On a pris l’urne par les cornes, et sans
regarder en arrière, j’ai posé dans la salicorne, les cendres de mon père… »
… de l’hécatombe d’une pensée futile…
« Ma mémoire coule, je dois l’empêcher de couler,
si mon cerveau fuit, ton souvenir va peut-être y passer… »
Lydia Képinski fabrique des mini-épopées de 5 minutes,
dans lesquelles l’humain sans repère traverse une vie. L’authenticité de
l’interprétation est remarquable, on est en droit de se demander si l’auteure a
réellement vécu ces traumatismes. Est-ce une construction d’acteur, ou la
confidence d’une terrifiante sincérité? Peut-être est-ce là que se trouve la
véritable subversion. Au-delà de ces sons « pop » réarrangés,
trafiqués, pour révéler les drames et traumatismes, Képinski se met en danger
en se virtualisant elle-même. Elle devient des potentialités en attente d’un
temps, temps réel ou temps virtuel, cela importe peu car pour l’auditeur qui
accepte ces épopées confidentes, la valeur, en termes d’affects et de
révélations, demeure la même.
Cette musique fait chavirer l’optimisme du caractère
pop, avec ces sons si fréquemment utilisés de manière joviale, qui deviennent
ici menaçants ou complètement déphasés. Les paroles, des poèmes en vers libres
d’une construction étonnante rajoutent une touche épineuse d’ironie qui se veut
tout sauf rassurante. Nous avons affaire à une riposte contre la frivolité de
la pop par ses propres armes : appelons cela de la no-pop. Loin d’être sans précédents, la no-pop serait à la pop ce
que l’excellent If I Die, I Die…, de Virgin Prunes, est au rock. Képinski
n’est pas aussi radicale que certains autres précurseurs, comme The Flowers
of Romance de Public Image Ltd,
ou encore The Voice of America, de Cabaret Voltaire, mais elle parvient à
subvertir tout de même. L’album Premier
juin se présente comme une déconstruction subtile des mélodies et des
harmonies de la pop music, tout en gardant ses arrangements luxuriants et recherchés,
afin qu’ils supportent des propos acides et terriblement douloureux.
Premier juin est tantôt une fenêtre, tantôt un miroir. Il nous
amène dans l’Ailleurs, mais bien souvent, c’est nous-mêmes qu’on y voit
apparaître. Il y a une trace d’urgence dans la voix de Képinski, qui peut
effrayer l’auditeur avant même d’avoir terminé son écoute. Quelle est la source
de cette fragilité résolue, de cette fausse faiblesse, de cette effroyable
authenticité? Quelle est cette vérité qui se cache au sein de cette œuvre
magistrale? Possède-t-elle toute l’ambivalence dont l’auteure en dévoile
l’humanité? Est-ce un savoir en métamorphose constante, à la fois fusion et
fission? Alors que certains auteurs-compositeurs ont tenté l’expérience en
manipulant la forme littéraire jusqu’à l’invention de langages
exploratoires : l’exploréen (judicieusement nommé), le kobaïen, le loxien…
Képinski n’invente pas, mais joue avec sa langue de manière à la faire chanter
autrement. Les combinaisons syntagmatiques sont parfois étonnantes. Nous avons
parlé plus haut des homophones des verbes croire et croître, nous y rajouterons
ce ver :
« …et en bonne reine j’règne maintenant sur ton
bas bassin… »
L’interprétation transforme le matériau signifiant en
une formule obscure et subtile aux allitérations presque hypnotiques. La
scansion que demande une pièce comme Sur
la mélamine requiert une audace considérable, ainsi qu’une diction experte!
La vie quotidienne revêt le caractère d’œuvre d’art
dans cet opus, et c’est le tissu potentiel de ces même vie qui s’avère le
matériau premier des créations de Képinski : une pluralité de mondes qui
éclosent dans le cœur et s’évaporent dans l’éternité. Cette musique, cette no-pop
élargira la conception du monde à celui, ou celle, qui s’y donnera
complètement. Préparez-vous à être chaviré(e), à subir les changements les plus
profonds au sein de votre âme, pour le meilleur, ou pour le pire.
Maève Walker
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