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Monday, January 16, 2023

Critiques littéraires – 2022

Capitalisme et schizophrénie : L’anti-Œdipe. (Gilles Deleuze, Félix Guattari, Minuit, 1972). Une importante et virulente déconstruction du cheval de bataille de Freud, le mythe d’Œdipe, que l’on juge hautement problématique, autant d’un point de vue thérapeutique qu’idéologique. On montre le dommage de cette obsession freudienne dans l’optique d’une compréhension du monde toujours influente encore aujourd’hui, en psychologie, dans l’art et les sciences humaines. En partant du principe marxiste de production, Deleuze et Guattari développe leur vision extrêmement intéressante du désir, et si, pour y arriver, ils y vont de quelques raccourcis historiques un peu forcés, la mise en application dans ce qu’ils appellent la schizo-analyse devrait s’enseigner dans les départements de psychiatrie et de psychologie aujourd’hui. Mon expérience avec les troubles de l’esprit me pousse à croire que l’ambition thérapeutique de cet ouvrage pourrait en aider plus d’un. Deleuze s’est dit déçu que ce bouquin n’aie pas été plus influent. J’espère qu’on finira par le redécouvrir très prochainement. Toute ma formation et mon histoire personnel m’a préparé à ce livre que je désirais lire depuis plus de 20 ans. (Terminé en décembre 2022)

Galaxy Express 999 (« Premier voyage », Matsumoto, 1978-1981). Le chef-d’œuvre de Leiji Matsumoto. Chaque chapitre se lit comme une aventure d’apparence naïve, simpliste, mais se délecte comme un poème. Rarement Matsumoto n’offre de réponse aux enjeux de la condition humaine qu’il évoque : il semble préféré stimuler la réflexion. Peu d’épisodes mauvais. Pour son ensemble, Galaxy Express 999 est véritablement un monument de la littérature jeunesse. (terminé en juin 22)

Kara and the Sun (Kazuo Ishiguro, 2021).
Dès les premières pages, Ishiguro nous démontre sa grande maîtrise du langage : le personnage titre est clairement définie par sa narration. Le soliloque est juste – et ne déraillera jamais du roman, ne montrera jamais le moindre signe de faiblesse – et les dialogues entre AFs et leur Manager appuie la description plutôt limité du monde futuriste et humainement aseptisé que présente le récit. L’auteur semble vouloir concentrer l’essentiel de son roman sur les relations humaines : les relations mère-enfant, celles entre ex-amoureux, et pendant un certain temps, j’ai eu l’impression qu’il s’agissait-là du cœur du roman : les problèmes humains dans un monde post-humain. Mais pour autant que l’art de l’auteur serve à la perfection son personnage principal, il me semble incapable d’insuffler à ses autres protagonistes une profondeur qui les rendrait signifiants. Les dialogues sont particulièrement atroces tant ils sont sans substances, ce qui est dommage car leurs rôles narratifs n’est jamais superflus, ou forcés. Je me suis demandé si le point de l’œuvre était justement de montrer la société future socialement vide, mais la structure discursive du récit, qui touche à des thèmes très communs dans la science-fiction – il les passe systématiquement tous en revu, de l’intelligence artificiel à la religion, de l’ingénierie génétique à la recherche de l’âme pure – depuis l’orée du XXème siècle, finit par tomber à plat et n’amène rien de nouveau à toute forme de réflexion. D’autres auteurs ont beaucoup mieux traité ce sujet, bien qu’il faut reconnaître l’effort d’Ishiguro d’avoir choisit d’amener ce transhumanisme futuriste vers le drame social tout simple. Malgré tout, décevant. (Terminé en mars 2022)

Le nouveau (Keigo Higashino 2009, traduction de Sophie Rèfle 2021).
Superbe roman à tiroirs d’Higashino mettant en vedette l’astucieux et très humaniste inspecteur Kaga. J’avais vu la série télé de 2010, et avait adoré, bien qu’elle porte les stigmates propre au dorama japonais. Le roman, cependant, est une œuvre de littérature policière magistrale beaucoup mieux tempérée, qui observe et rend compte des grands thèmes classiques de la société japonaise– conformité, humilité émotive, cadres familiaux rigides – en les démystifiants, en quelque sorte. Les habitants de ce quartier de Tokyo qu’on nous présente sont imparfaits, voire vains, mais il suffit d’une étincelle pour que ne surgisse, l’espace peut-être d’un instant, leur profonde humanité. Kaga, bien sûr, n’est jamais loin de ces moments. Excellent. (Terminé en septembre 2022)

Les Mystères de Hobtown : L’affaire des hommes disparus (Kris Bertin, Alexander Forbes, 2017, version française 2020)
Illustrée de manière éloquente, dans un style figuratif détaillé mais frénétique, le récit nous plonge dans l’enquête d’un groupe d’étudiants habitant un petit village de Nouvelle-Écosse (on suppose) sur une série de disparitions. Complots, une force surnaturelle étrange, et une malédiction multi-générationnelle s’en suivent, dans une suite de péripéties qui rappelle à la fois Twin Peaks et Scooby-Doo! Si la mise en case est à l’occasion confuse, la richesse de l’univers diégétique, l’alternance de familier – voire de clichés stylistiques –, et de rebondissements finement orchestrés, nous rapproche des héros de cette histoires, ces jeunes hommes et femmes qui luttent contre une force obscure et incompréhensible. Agréable et mystérieux. (Terminé en janvier 2022)

Lightfall, tome 1 – La dernière flamme (Tim Probert, traduit par Fanny Soubiran, 2021).
La force de ces BD, c’est les personnages. Les deux protagonistes, aussi classiques soient-ils, fonctionnent à merveille, et leurs alliés – même ceux aux motivations moins nobles – sont tout aussi mémorable. On préfère garder l’opposition mystérieuse, et l’on se sert d’antagonistes génériques pour s’assurer de garder le lecteur en haleine, ce qui pourrait finir par devenir redondant à la longue. Il est d’ailleurs clair que l’auteur désire garder le plus possible l’histoire de son monde secret, ce qui ne peut que faire monter nos attentes – une situation dangereuse pour l’auteur. Si les punchs que nous dévoilerons les tomes subséquents ne sont pas à la hauteur, la déception sera d’autant plus grande. Pour l’instant, en tout cas, les prémisses sont intrigantes. Prometteur. (Terminé en juillet 2022)

Nombreux seront nos ennemis (Geneviève Desrosiers, 2019/1999)
Germes prometteurs d’une poésie qui n’atteindra tragiquement jamais sa maturité. Je m’en veux de ne pas avoir été plus touché par sa plume. (Terminé en juillet 2022)

Pantagruel (François Rabelais, 1532, adapté par Guy Demerson chez Points).
Outre la richesse du propos, les accents scabreux, sa philosophie humaniste, sa richesse historique, culturelle et langagière, je m’aperçois que Pantagruel est avant tout un très bon roman d’aventure. Rythme endiablé est ici le terme juste, alors que le récit ne s’essouffle jamais, et son comique décapant qui évoque immédiatement une filiation vers Monty Python, n’hésite pas à plonger dans l’absurde en plein dénouement! Ce roman, court mais si riche, est tout simplement prodigieux, aussi grandiose que bien des théories auxquelles il a donné naissance, souvent, je soupçonne, dans l’incompréhension. Le XVIème siècle était peut-être moins radical dans son conservatisme qu’on l’a longtemps pensé. Cela mérite réflexion. Et si certaines conceptions de l’auteur s’avèrent quelque peu rétrogrades, d’autres annoncent résolument le meilleur des temps qui suivirent. L'édition annotée chez Points permet de consulter le texte d'origine, et met certaines subtilités en contexte. (Terminé en novembre 2022)

Que notre joie demeure (Kevin Lambert, 2022).
Un pari stylistique audacieux, tenu jusqu’aux dernières lignes, qui fait judicieusement usage d’un stream of consciousness soutenu. Un roman social habilement construit, qui maintient élégamment le propos éditorial et une certaine objectivité de caractères. On saute d’un point de vue à l’autre, sans jamais se perdre, et au lieu de marteler une opinion, c’est avec l’ébauche d’un questionnement fécond que l’on se retrouve à la dernière page. Je le mets sur ma liste de classiques potentiels. (Terminé en octobre 2022)

Réinventer l’amour (Mona Chollet, 2021)
Le titre de ce livre est quelque peu trompeur, il correspond en fait, à un projet de la part de l’autrice, un projet nécessaire dans le monde d’aujourd’hui, fruit des efforts de décennies de luttes féministes. Et à cet égard, Mona Chollet nous présente une synthèse approfondie des dernières avancées de la cause féministe depuis #metoo. Pour le ou la néophyte dans ce domaine de pensée, et surtout pour les hommes qui désirent comprendre à quel point la critique féministe des pouvoirs en place est toujours d’actualité en 2021, cet ouvrage est plus qu’essentiel. En fait, on devrait carrément en étudier certains passages dans les classes du secondaire. Pour les féministes au cœur de leurs travaux, cependant, force est d’admettre que ce livre laisse sur son appétit : on pose les bonnes questions, on pave la voie à certains éléments de réponses, mais on n’ose guère se commettre à la révolution que l’on appelle, une révolution on ne peut plus nécessaire – c’est le mot d’ordre ici –, spécialement en cette ère de la montée inquiétante de la pensée ultraconservatrice. (Terminé en janvier 2022)

Spectacles of Empire : Monsters, Martyrs, and the Book of Revelation (Christopher A. Frilingos, 2004).
Ce livre offre une analyse comparative de l’Apocalypse de Jean avec la culture du « spectacle » propre à la société qui l’a produite – l’empire romain d’Orient. Il s’agit d’une recontextualisation d’un texte qu’on a longtemps compris comme un rêve émancipatoire, mais qui révèle, paradoxalement, les mêmes stigmates, les mêmes vices, que la Rome tant haïe. Au passage, l’auteur dénote la complexité du rapport à l’identité de genre que l’on retrouve dans le texte de Jean en comparant son imagerie à celle de certains récits fictifs de l’époque. Un ouvrage fort intéressant, bien qu’il m’ait laissé sur ma faim. Le texte appelle, il me semble, une analyse plus poussée des implications socio-historiques du livre de Jean, et même un regard critique sur le développement du christianisme qui devient lui-même impérial : un fait ironique si l’on s’en tient aux paroles de Jésus… mais n’était-ce pas ce qui était souhaité, ou fantasmé par l’auteur de l’Apocalypse? (Terminer en février 2022)

The Cyborg Manifesto et Companion in Conversation (with Cary Wolfe) (Donna J. Haraway, dans Manifestly Haraway, University of Minnesota Press, 2016). Un important texte féministe qui cherche à redéfinir le féminisme d’un point de vue marxiste. Dans la figure du cyborg, elle explore la sociologie et l’histoire de la condition marginale, afin d’en esquisser une mise en pratique : l’écriture liminale. Elle envisage ainsi l’écriture des marges, des femmes immigrantes ou filles d’immigrantes, des « autres », qui doivent, selon l’autrice, construire sur cette condition d’étrangère, afin de créer de nouveaux discours, de nouveaux mythes, au-delà des genres et de catégories strictes. Le but en est rien de moins que de changer la société, qui a longtemps réprimé la différence, et continue de le faire, souvent de façon institutionnalisée. Dans sa conversation avec Wolfe, Haraway explique comment sa réflexion en est rendu à dépasser les genres de l’espèce humaine afin d’en étudier les relations avec les autres espèces. Elle souhaite également déboulonner le tabou de la mort, qui fait partie des systèmes biologiques, ainsi que travailler la relation de l’humanité avec la terre elle-même. Pour Haraway, et j’abonde en ce sens, il est urgent de concevoir l’existence comme un réseau rhizomatique de systèmes ouverts. (Terminé en décembre 2022)

The Ghost in the Shell (攻殻機動隊 THE GHOST IN THE SHELL, Masamune Shirow, 1989-1991)
Le manga phare du cyberpunk, dont l’adaptation cinématographique de Mamoru Oshii (le film éponyme de 1995 et sa suite, Innocence, de 2004) sont deux chefs-d’œuvre absolus de la science-fiction, est en soit un projet ambitieux qui fait la chronique des préoccupations sociopolitiques de la génération de son auteur: l’écologie, la politique internationale, la guerre « moderne », la cybernétique, la réalité virtuelle, les possibilités d’internet, la philosophie, la sexualité, la drogue, la violence, et bien plus! L’édition « perfect » de Glénat censure une page et omet une scène érotique du chapitre « Junk Jungle », mais cela ne gâche en rien l’œuvre – le but de la séquence originale me semble plutôt provocatrice, voire racoleuse. L’humour cabotin typique confère au projet une couche de satire qui ne sombre pas dans le cynisme, et Shirow possède ce trait rare de nous rapprocher du plus secondaire des personnages. Une grande œuvre! (Terminé en janvier 2022)

Visions of Gerard (Kerouac, écrit en 1956, paru en 1963, traduction de Jean Autret)
Un hommage infiniment tendre à son frère, d’une religiosité des plus nobles, d’une sensibilité au-delà de tout lieu commun, de toute superficialité monotone. Écrit comme un stream of consciousness que la traduction de Jean Autret rend plus ou moins bien – je lis rarement des traductions de littérature anglo-saxonne, mais je dois m’y arrêter ici : la tentative de capturer la légèreté du style de Kerouac est louable, mais finit par alourdir le texte de manière artificielle. Une traduction aux accents québécoise/canadienne française aurait été beaucoup plus pertinente, compte tenu surtout de l’héritage de la famille Kerouac – ce roman est plus une suite d’impressions, un slice of life, qu’un intrigue bien taillée, ce qui aurait été de toute façon superflu et injustifié. Un très beau roman. (Terminé en juillet 2022)

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